Moment suspendu dans la Cappella dei pittori o di San Luca à Florence.


PARENTHESES CULTURELLES / jeudi, octobre 3rd, 2024

Si à Florence la beauté explose de partout & à la vue de tous, il est des endroits moins connus qui, lorsqu’on les découvre, nous donne l’impression de toucher à quelque chose d’extraordinaire. Il faut parfois pousser de lourds rideaux au rouge intense pour rejoindre des lieux insoupçonnés.

Nichée au creux des murs du Chiostro grande o dei Morti de la Basilica Santissima Annunziata à Florence, La Cappella di San Luca est un joyau dans un écrin de beauté &, comme tout joyau, sa contemplation est exceptionnelle. La Chapelle est accessible exclusivement le lundi matin & encadrée par des guides bénévoles ; volontaires de l’association degli Amici dei Musei Fiorentini. La visite est gratuite. Une urne est disponible pour toute personne voulant faire un don. Une participation pour la restauration d’une œuvre… & sincèrement, au vu de la beauté du lieu, du caractère unique de la visite, je ne vois pas comment ne pas glisser un petit quelque chose !

Dans la seconde moitié du Cinquecento, le frère sculpteur Giovanni Angelo Montorsoli, retiré dans le couvent de la Basilica Santissima Annunziata, a l’idée d’édifier une sépulture pour lui-même et pour les artistes. Il obtient dans ce but l’ancienne Cappella dei Benzi ; cette dernière devient ainsi en 1562 le lieu fixe de la Compagnia di San Luca, dédiée aux artistes. Ses membres ? Donatello, Bronzino, Vinci ou encore Vasari pour ne citer qu’eux.

Dans la Vita de Jacopo del Casentino, Giorgio Vasari énonce que la Compagnia di San Luca fut créée en 1350 et appelée Compagnia dei Pittori. Les statuts se trouvent aujourd’hui aux archives de Florence.

En 1563, selon la volonté du Duc Cosimo I dei Medici la Compagnia di San Luca devient l’Accademia del Disegno. À sa tête : Vincenzo Borghini, Cosimo I dei Medici, Giorgio Vasari et… Michel-Ange. La Chapelle passe ainsi sous le patronage de l’Accademia del Disegno.

Passée la lourde porte en bois, on accède à un vestibule qui auparavant faisait office de sacristie. À droite, la Chapelle. Dès l’entrée, elle est là devant moi. La fresque de Giorgio Vasari que je cherchais, que j’attendais : Saint-Luc peignant la Vierge. Il y a quelque chose de difficile à décrire… lorsque l’on a attendu longtemps pour voir une œuvre dans son milieu d’origine… L’émotion est grande mais, avant de plonger dans cette œuvre, je vous propose un petit tour rapide de la chapelle.

Au plafond, L’Apparizione della Vergine a San Bernardo de Luca Giordano. Sur la paroi Sud se dresse La Trinità de Alessandro Allori, sur la paroi ouest, La Fabbrica del Tempio di Salomone de Santi di Tito et sur la paroi Nord, La Sacra conversazione di San Ruffillo de Pontormo.

Tout autour, des grotesques au sein desquelles on retrouve les emblèmes ducaux tels que le Capricorne et La Tortue avec la voile ainsi que 10 niches ornées de sculptures en stuc représentant des saints et des prophètes. On reconnaît notamment à droite de l’autel et de la fresque de Vasari, le duc de Florence, Cosimo I dei Medici.

Au sol, une dalle en marbre indique l’entrée de la chapelle souterraine où sont enterrés Giovanni Angelo Montorsoli, Jacopo da Pontormo ou encore Benvenuto Cellini.

La Cappella San Luca est encore aujourd’hui le lieu où l’Accademia delle Belle Arti célèbre les funérailles de ses membres et chaque 18 octobre, une messe solennelle y est célébrée à l’occasion de l’inauguration de l’année académique.

Reprenons le fil de cette incursion dans la fresque de Vasari. Me voilà donc en compagnie de Gianluca, un « vrai » florentin à l’accent si particulier, pour une visite guidée de la Chapelle San Luca. Je l’écrivais plus haut, l’émotion est grande… Aussi, il est difficile de restituer en quelques lignes ce tourbillon de beauté. Tout va vite ! Une porte, un vestibule, sur la droite l’entrée de la Chapelle & en face de moi, sur la paroi est, au-dessus de l’autel, la fresque de Vasari : Saint-Luc peignant la Vierge. Dans son Catalogue complet des peintures de Gorgio Vasari, Laura Corti consigne que l’artiste aurait commencé à peindre cette fresque en 1563 mais que, interrompu par ses obligations d’académiciens, la fresque aurait été achevée par Alessandro Allori en 1573.

La légende selon laquelle l’évangéliste aurait peint La Vierge remonterait quant à elle au VIe siècle. À partir du XIVe siècle des corporations sont placées sous le patronage de Saint Luc en sa qualité de patron et de protecteur des peintres ; d’où la diffusion du thème iconographique « Saint Luc peignant La Vierge ».

Au centre de la fresque, on retrouve donc l’évangéliste en train de peindre La Vierge. Vasari semble s’inspirer ici d’un tableau traditionnellement attribué à Raphaël et réalisé pour la Chiesa San Luca à Rome. Ce dernier s’y représente comme un élève de Saint Luc. Ici, Vasari prête ses traits à l’évangéliste lui-même. Nous y reviendrons mais cette assimilation est la concrétisation évidente du nouveau statut de l’artiste.

Raphaël, Saint Luc peignant La Vierge.
Giorgio Vasari, Saint Luc peignant La Vierge.

À gauche, la Vierge, flottant sur un nuage, portant l’enfant, entourée de putti. À droite, deux apprentis dont le premier est représenté sous les traits de Montorsoli. On retrouve également le bœuf ailé, symbole de l’évangéliste et, par conséquent, emblème de la Compagnie.

Au « loin », au deuxième plan, un artisan, probablement un broyeur de couleurs… comme pour cristalliser la distance qui sépare dorénavant les arts mécaniques des arts libéraux.

C’est donc une représentation d’un atelier d’artiste. À noter que cette œuvre n’est pas sans rappeler une autre peinture de Giorgio Vasari, L’atelier du peintre. Même si le thème est différent puisque nous sommes en présence d’un sujet profane, la composition, les couleurs et l’intention sont similaires.

Giorgio Vasari, L’atelier du peintre.

Ainsi, la Cappella San Luca est le berceau de l’Accademia del Disegno et, de fait, l’emblème du nouveau statut de l’artiste dont le Disegno est à la fois la clef de voûte et l’expression, nous allons le voir, d’une forme de divinité.

Le Cinquecento représente un tournant. C’est le moment où la peinture, la sculpture et l’architecture quittent peu à peu le rang des modestes arts mécaniques et accèdent au rang des prestigieux arts libéraux, où l’artiste devient un intellectuel, où il quitte son atelier pour rejoindre les académies telle que l’illustre Accademia del Disegno. Lieu d’enseignement théorique comme technique, enceinte protectrice, l’académie représente également l’origine d’un art assujetti au pouvoir culturel du duc Cosimo I dei Medici.

L’Accademia del Disegno est la première académie artistique créée en Europe. Giorgio Vasari joua un rôle essentiel dans ce projet dont les 147 statuts furent signés par le duc Cosimo I dei Medici le 13 janvier 1563 ; l’institution s’éteindra en 1627. Placée sous l’autorité du duc lui-même et de son représentant, Vincenzo Borghini, de Michel-Ange, second président honoraire, et implicitement de Giorgio Vasari. L’Accademia del Disegno, et dans son sillage l’art, devient un organe de la politique ducale ; les artistes quant à eux se font les chantres, les hérauts de la gloire du duc de Florence.

Le Disegno est la clef de voûte de l’académie, la théorie sur laquelle repose l’évolution du statut de l’artiste.

Le Disegno est le père des trois arts que sont la peinture, la sculpture et l’architecture ; mais pas seulement. Le Disegno procède de l’intellect, il est le dessein qui précède le dessin, l’intention qui prélude à toute activité créatrice. Car le Disegno ne concerne pas uniquement les arts figuratifs, il ne dirige pas seulement la création artistique, c’est tout le processus créatif qu’il conditionne. Il inscrit ainsi la création artistique dans le grand Tout que forme l’Univers dont elle est une imitation, une partie et participe de la conception à la fois géocentrique et hermétique d’un microcosme pendant d’un macrocosme.

Ce fameux Disegno se divise en deux catégories. Le disegno interno représente l’idée qui s’est formée dans l’esprit, le disegno esterno en est l’expression sensible, il en est la forme.

La théorie du Disegno nous invite à quitter, à dépasser le monde sensible, à prendre de la hauteur et à atteindre les sphères supracélestes du monde des Idées. Grâce au Disegno, l’artiste et les arts figuratifs acquièrent une dimension métaphysique.

Dans ce cas, le Disegno peut éventuellement être considéré comme l’expression de la nature divine de l’Homme dont le siège, à l’instar de la mémoire, est l’intellect.

Ce Disegno qui préfigure toute création pose inévitablement une analogie entre la création artistique et la création divine. Le divin Léonard de Vinci énonça, « [l]e caractère de divinité que possède la science de la peinture, fait que l’esprit du peintre se métamorphose au point d’avoir une ressemblance avec l’esprit divin » ; plus tard, le peintre Federico Zuccaro écrira que « le disegno è un segno di Dio », « le dessin/dessein est un signe de Dieu. »

Carole

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