Fragments de thèse – Galilée & les étoiles médicéennes


FRAGMENTS DE THESE, NOUVELLES PISTES DE REFLEXION / samedi, août 13th, 2022

22h30, comme chaque année à cette période de l’été, je m’installe confortablement, le regard tourné vers le ciel constellé d’étoiles… J’ai toujours été attirée par cet infini qui nous élève & nous transcende. Le ciel, les étoiles, les planètes & la représentation que l’on se fait du monde… des sujets qui me parlent & que j’ai eu l’opportunité d’effleurer dans certains passages de ma thèse.

Mais venons-en à l’objet de cet article : aux étoiles médicéennes & à leur découvreur, Galilée. L’envie de rédiger cet article a pris naissance en juillet dernier lors de notre escapade florentine. Sans même que je m’en rende compte la silhouette du savant s’est profilée & immiscée dans cette parenthèse intime & authentique : visite du Musée Galileo, situation de notre lieu de villégiature à proximité de l’observatoire d’Arcetri comme de la villa Il Gioiello, maison de réclusion où Galilée passa les dernières années de sa vie ; cette synchronie m’a soufflé de partager un de ces fragments de thèse que je distille ici & là sur le blog.

Du système de correspondances topographiques aux quatre satellites de Jupiter

La lecture des Ragionamenti de Giorgio Vasari permet de saisir le sens des peintures qui ornent les murs et les plafonds du Palazzo Vecchio de Florence. Les scènes mythologiques du Quartier des Éléments sont, dans un but apologique, à assimiler à l’univers médicéen. Vasari poursuit la mythification des Médicis enclenchée depuis quelques décennies et la transcende. L’artiste opère une manipulation, voire une mystification, scellée, maçonnée, dans la structure même du palais. Tel un démiurge, il crée architecturalement, picturalement et littérairement une descendance à la dynastie des dieux romains, une ascendance à la famille médicéenne, fixées, ancrées et immortalisées toutes deux dans l’ossature du monument comme dans la structure de l’œuvre littéraire. Cette filiation des dieux du Panthéon romain incarnée par les Médicis se concrétise dans la descente des personnages qui […] progressent du troisième au premier étage, des dieux païens aux Médicis, représentants de la divinité sur terre.

Ce système métaphorique permet en outre de remarquer que, de même que la mythologie grecque a servi de modèle à la mythologie latine, la mythologie latine sert de parangon à la mythologie médicéenne, si bien que nous pouvons établir – grâce à la lecture et à l’analyse du texte – le tableau de correspondances suivant :

À propos de ces analogies, rappelons que Vasari n’organise pas son système de correspondances en fonction d’un ordre chronologique. L’artiste est à la fois contraint par la généalogie des dieux romains qui a précédé la généalogie médicéenne, par la nature « naturée » qui dicte les assimilations – ce qui ressort en effet c’est la prévalence accordée aux attributs, aux tempéraments, aux fonctions, aux rôles des entités pré-divines ou dieux qui conditionnent le système de correspondances – et par la nécessaire assimilation de Cosme Ier au chef des dieux.

[…] Jupiter symbolise l’ordre autoritaire, qui est imposé de l’extérieur. Sûr de son bon droit et de son pouvoir de décision, il ne recherche ni le dialogue, ni la persuasion : il tonne. […] Par sa taille et sa position, la planète qui porte le nom de Jupiter occupe la place centrale parmi les astres qui tourbillonnent autour du Soleil. […] En analogie avec cette place de choix, Jupiter incarne en astrologie le principe d’équilibre, d’autorité, d’ordre, de stabilité dans le progrès, d’abondance, de présentation de la hiérarchie établie. […] La plus volumineuse de nos planètes, qui tourne sur son axe vertical avec majesté, emportant dans sa course le cortège de ses 4 satellites, est à elle seule un spectacle pour le contemplateur de la voûte étoilée. Elle impose tout comme Zeus, le maître de l’Olympe, et n’a pas eu de mal à emporter l’adhésion des astrologues.*

Que ce soit en mythologie, en astronomie ou encore en astrologie, Jupiter occupe une place prééminente. L’analogie avec la figure jupitérienne fait donc de Cosme Ier le premier et le chef des dieux médicéens. Nous reviendrons un peu plus tard sur cette idée de symétrie qui n’est pas sans rappeler les correspondances astrologiques qui lient le monde subcéleste au monde céleste et incitent à percevoir derrière ces entités mythologiques les divinités planétaires ; néanmoins, faisons dès à présent un petit détour par les astres…

Janvier 1610, Galilée observe pour la première fois quatre des plus grands satellites naturels de Jupiter que nous connaissons sous le nom de Io, Europe, Ganymède et Callisto, ainsi nommés par l’astronome allemand Simon Marius qui dit les avoir observés avant l’astronome italien. Galilée pour sa part avait nommé ces quatre satellites Medicea Sidera, “les étoiles médicéennes”, en l’honneur du grand-duc Cosme II de Médicis, neveu de François Ier de Médicis, dont il cherchait le patronage.

Cet épisode est relaté par Michel Toulmonde dans son article Galilée et les satellites de Jupiter au service de la cartographie au XVIIe siècle :

Le soir du 7 janvier 1610, peu après la nuit tombée à Padoue (à 35 km à l’Ouest de Venise), il observe vers l’Est : la pleine Lune éclaire l’horizon mais Jupiter est bien visible à distance angulaire de 10° environ, dans la constellation du Taureau. Dans le champ de sa lunette, Galilée constate une disposition surprenante : le disque de Jupiter est aligné avec 3 étoiles, deux à gauche et une à droite (il pense alors que ce sont des étoiles du fond du ciel) et prend soin de noter cette configuration [* * О *]. Le lendemain 8 janvier, Jupiter est encore aligné avec les 3 étoiles, mais est placé à leur gauche [О * * *]. Cette disposition est pour le moins gênante dans son esprit car Galilée sait que, depuis trois mois, Jupiter a un mouvement rétrograde et se déplace d’Est en Ouest, donc de gauche à droite devant les étoiles. Comment se fait-il que ce soir-là, Jupiter soit situé à gauche des 3 étoiles, comme l’y aurait conduit un mouvement direct ? La lunette de Galilée possède un oculaire divergent qui n’inverse pas l’image, au contraire de la lunette astronomique que KEPLER (1571-1630) proposera dès 1611 mais qui ne sera réalisée que vers 1650. Galilée décide de poursuivre cette recherche. Le 9 janvier, le ciel est couvert mais le 10, Jupiter est visible à droite de seulement deux étoiles [* * О], de même que le 11 janvier et il comprend enfin ses observations : les 3 points brillants proches de Jupiter dans le champ de la lunette ne sont pas des étoiles mais des objets tournant autour de Jupiter. Le 13 il en voit quatre et Galilée poursuit ses méticuleuses observations pendant 54 jours avant de publier son Sidereus noncius (le Messager céleste) le 12 mars 1610. Il honore son futur protecteur, le grand-duc de Toscane Cosme II de Médicis, à Florence, en nommant astres médicéens les compagnons de Jupiter (Kepler nommera ces astres satellites dans sa Narratio de observatis a se quatuor Jovis satellitibus erronibus au printemps 1611, on les appelle aujourd’hui satellites galiléens). Galilée vient donc de découvrir que des astres tournent autour d’un centre qui n’est pas la Terre ! Or, le modèle géocentrique impose à tout astre de tourner autour de notre planète… Et si Copernic (1473-1543) avait raison ?

D’après Mario Bagioli, dans son article intitulé Galilée Bricoleur, l’astronome, dans l’espoir d’entrer à la cour des Médicis, présenta « ses découvertes astronomiques en les insérant dans le discours de la cour des Médicis ». Ainsi, « dans la dédicace du Sidereus Nuncius, Galilée dit à Cosme II que les satellites de Jupiter sont des monuments de la dynastie des Médicis et des monuments d’une durée exceptionnelle et d’une visibilité universelle.» On retrouve ici les notions de célébration et de postérité développées plus tôt par Vasari. Mais, ce qui nous intéresse tout particulièrement c’est la suite de l’article, lorsque Mario Bagioli fait directement référence au système de correspondances entre le Quartier des Éléments et le Quartier de Léon X élaboré, tout du moins perçu, par notre artiste lors de la transformation du Palais de la Seigneurie en Palais Ducal :

Mais il y avait d’autres raisons derrière l’enthousiasme des Médicis pour les découvertes de Galilée. Celles-ci n’avaient de sens que pour un public florentin familier de la mythologie développée par les Médicis depuis la fondation de la dynastie par Cosme I au milieu du XVIe siècle. Dans cette mythologie, l’analogie entre cosmos et Cosme était mise en évidence ad eternum et Jupiter était régulièrement associé à Cosme I, le fondateur de la dynastie et le premier des « dieux médicéens ». Par conséquent, si Galilée pouvait dédicacer les planètes nouvellement découvertes à n’importe quel protecteur, les Médicis étaient particulièrement bien placés pour apprécier pleinement (et récompenser) la signification de ses découvertes. À leurs yeux, les satellites de Jupiter apparaissaient comme des emblèmes dynastiques. » Et, pour Mario Bagioli, « c’est dans les fresques de Vasari qui décorent l’appartement des Éléments et l’appartement de Léon X au Palazzo della Signoria – premier palais de la cour des Médicis – que ce programme mythologique trouve sa conception la meilleure. […] Ce qui nous intéresse ici, c’est la correspondance spécifique établie dans la mythologie des Médicis entre Jupiter (le plus important des dieux) et Cosme I (le fondateur du Grand-duché de Toscane), car cette relation mythologique a joué un rôle crucial dans les stratégies de mécénat de Galilée.

La correspondance entre les Quartiers des Éléments et de Léon X prend ici tout son sens. Elle représente le fondement même de la volonté du futur grand-duc de Toscane de fonder une dynastie à la fois légitime et intrinsèque à la Création, au mythe des commencements, dont le thème parcourt le texte vasarien.

J’arrête volontairement ici le discours – qui dans ma thèse se poursuit dans une partie intitulée « I Ragionamenti de Giorgio Vasari : une réécriture du mythe cosmogonique » – & ouvre une nouvelle parenthèse. Il s’avère qu’un autre personnage s’intéressa aux quatre satellites de Jupiter. Il s’agit de l’érudit français Nicolas-Claude Fabri de Peiresc né le 1er décembre 1580 à Belgentier, petite commune de Provence située dans le Var, à seulement quelques kilomètres de chez moi. Le village de Belgentier abrite toujours le Château Peiresc, une belle demeure du XVIIe siècle qui fut la résidence de campagne du savant. Pour la petite histoire, le roi Louis XIV y séjourna en 1660 accompagné de sa cour dont le cardinal Mazarin & le Mousquetaire D’Artagnan. Mais revenons-en à Peiresc ;  après des études d’astronomie & de philosophie dans le Sud de la France, il étudie le droit à Padoue où il se lie d’amitié avec l’humaniste italien Gian Vincenzo Pinelli grâce auquel il fera la connaissance de Galilée. 

Tandis que Galilée observe les 4 satellites de Jupiter en janvier 1610, Nicolas-Claude Fabri de Peiresc & Joseph Gaultier de la Valette sont les premiers en France à observer le 24 novembre 1610 les quatre satellites de Jupiter et le 26, ils découvrent la nébuleuse d’Orion. Il nommera pour sa part avec précision les 4 satellites de Jupiter Cosmus Minor, Cosmus Major, Maria et Catharina. Là encore, la mythologie médicéenne se poursuit… D’après son biographe, Pierre Gassendi, Peiresc ne partagea pas le résultat de ses observations dans le but de ne pas éclipser le savant italien qu’il admirait. On ne peut que le regretter car il semblerait que les relevés faits par Peiresc étaient plus précis que ceux de Galilée.

En outre, Peiresc œuvra auprès du cardinal Barberini pour l’annulation de la sentence & la remise en liberté de Galilée. Une lettre écrite le 16 mars 1635 depuis la colline d’Arcetri témoigne du lien qui unissait les deux hommes. Je ne sais pas si vous le percevez mais il y a pour moi dans cet enchaînement de situations qui nous a conduit du ciel étoilé provençal au Quartier du Pian dei Giullari, du XXIe au XVIIe siècle en passant par la fin de la Renaissance, un petit quelque chose de « magique »… Comme un fil invisible venant relier des époques & des lieux différents, comme une conjonction subtile entre ces deux terres – la Provence & la Toscane – que j’aime tant, comme un appel discret mais tenace qui m’invite à poursuivre mes recherches. Il y a quelques semaines j’étais moi-même sur la colline d’Arcetri, alors qu’initialement nous devions loger dans le centre historique, & voilà qu’aux détours d’un article, je redécouvre plus amplement ce personnage de Nicolas-Claude Fabri de Peiresc qui joua un rôle prépondérant dans l’observation des satellites galiléens & qui reçu une lettre (que je vous partage ci-dessous) du savant italien écrite depuis la colline d’Arcetri… J’aime à penser que Peiresc reçu sa lettre au Château de Belgentier, si près de chez moi… un pont entre la campagne toscane & la campagne provençale, entre le passé & le présent … & autour des astres qui éclairent mon chemin.

Carole

 Arcetri, le 16 mars 1635

Très Illustre Monsieur et mon Maître très vénérable. J’ai vu la première lettre écrite par votre Seigneurie Illustrissime au très Éminentissime Cardinal Barberini, et la réponse de Son Éminence, comme je vous en ai informé par une autre lettre, en vous rendant grâces autant que je le pouvais pour une faveur si insigne. J’ai par la suite vu la seconde réponse toujours pleine de la même affection et plus grande encore, puisque vous persistez toujours avec la même ardeur à porter gaillardement des coups à une forteresse, je ne dirai pas inexpugnable, mais dont on ne voit pas qu ‘elle donne le moindre signe de céder sous les chocs, encore que Votre Excellence Illustrissime aille rechercher des passages très efficaces, propres à éveiller la pitié et à adoucir la colère.

De ma maison de campagne d’Arcetri

Très dévoué et très obligé serviteur Galileo Galilei

Chevalier Jean et Gheerbrant Alain, Dictionnaire des symboles, Mythes, rêves, coutumes, gestes, formes, figures, couleurs, nombres, Paris, Éditions Robert Laffont et Éditions Jupiter, 1982.

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