Il y a quelques semaines, j’ai réalisé ma première interview dans le cadre de la sortie du roman d’Amélie Ferrigno, Le secret de La Fornarina. J’ai adoré cet exercice et j’ai eu envie de renouveler l’expérience.
Pour ce deuxième rendez-vous, je vous propose de rester dans la cité éternelle, de délaisser la beauté de la Renaissance et de nous immerger dans les splendeurs du Baroque, de quitter l’univers du roman pour découvrir une monographie dédiée à la vie et aux œuvres de Gian Lorenzo Bernini dit Le Bernin.
Ce n’est pas l’auteure – Maria Rodinò di Miglione – que j’ai souhaité interroger mais la traductrice, Coralie Neuville. Coralie fait partie de ces merveilleuses rencontres faites sur Instagram. Au fil du temps, nous avons tissé des liens précieux autour de l’amour de l’Italie, de l’Art, de valeurs communes… De jolies connexions qui me font penser qu’une fois de plus, le stelle ne sont pas très loin…
C’est donc avec beaucoup de bonheur que j’ai partagé cette parenthèse littéraire avec Coralie dans laquelle je vous propose de partir à la découverte d’un des plus grands artistes de son temps mais également de plonger dans l’univers passionnant de la traduction. Allora, andiamo ?

~ Bonjour Coralie, tout d’abord merci infiniment d’avoir accepté ma proposition. Coralie, tu vis depuis plus de 10 ans à Grenade. Tu as également vécu plusieurs années à Rome. Tu es traductrice de l’italien au français, rédactrice et autrice, spécialisée en cultures italienne et andalouse. Tu as un blog qui se nomme Cahier de Coco, tu collabores avec les éditions Gallimard pour le guide Cartoville Grenade et, l’année dernière, tu as traduit un ouvrage dédié au Bernin paru aux Éditions Scala. Je crois savoir que c’est un projet qui t’a procuré une émotion particulière, pourrais-tu nous en dire davantage ?
~ Bonjour Carole, c’est à moi de te remercier pour cette invitation le temps d’une parenthèse baroque et pour cette introduction ! Tu as tout à fait raison : j’ai adoré travailler sur ce projet. Pour quelqu’un qui a fait des études italiennes, qui s’est installé à Rome et est devenu traducteur, un tel projet est tout simplement un rêve qui se concrétise. Je me revois encore sur les bancs de la Sapienza, l’université de Rome, à assister aux cours d’histoire de l’art avant de déambuler dans la ville à la recherche de ces chefs-d’œuvre. J’avais une professeure qui organisait des sorties le samedi pour nous faire découvrir la Rome du Caravage, de Michel-Ange, de Borromini et, bien sûr, du Bernin. Alors forcément, quand on m’a contacté pour ce projet, j’étais aux anges. Un véritable rêve d’étudiante qui devenait réalité.
~ Il s’agit d’un livre d’art essentiellement distribué dans les musées ; on le trouve notamment à la Galleria Borghese au cœur de laquelle trône justement parmi les plus grands chefs d’œuvre du Bernin tels que Apollon et Daphné, Énée, Anchise et Ascagne, L’Enlèvement de Proserpine ou encore David. On le comprend, c’est un travail de niche, auréolé d’un certain prestige ; quelle est la spécificité de la traduction d’un livre d’art ?
~ Cet ouvrage est né de la volonté de rendre l’art accessible, de créer un dialogue entre l’artiste, ses œuvres et le public. C’est l’aspect que j’ai le plus apprécié : mettre l’art à la portée de tous, y compris des non-initiés. Cette approche était pour moi essentielle. Trop souvent, les livres d’art sont perçus comme intimidants voire trop détaillés. Combien d’eux finissent sur une table de salon comme de beaux objets décoratifs rarement ouverts ?! L’ambition de la maison d’édition était précisément l’inverse : faire de ce livre non pas un objet, mais une porte d’entrée vers l’univers du Bernin. Tout au long du projet, j’ai donc échangé avec l’éditeur, qui m’a donné carte blanche, et avec l’autrice. Je leur ai expliqué qu’un public italien diffère d’un public francophone : en Italie, l’histoire de l’art est enseignée au lycée, contrairement à la France. Le regard et les références culturelles ne sont pas les mêmes, et c’est précisément là qu’intervient mon rôle de traductrice, forte de mon parcours en études italiennes et en histoire de l’art.
~ Gian Lorenzo Bernini naît à Naples en 1598. En 1609, sa famille emménage à Rome. Son père est sculpteur. Il apprend le métier auprès de ce dernier & puise son inspiration dans l’art hellénistique, dans les œuvres de Michel-Ange comme chez les artistes de son temps tels que Annibale Carrache, Caravage ou encore Rubens.
Le Bernin fut sculpteur, peintre, entrepreneur, scénographe et l’un des grands représentants du Baroque. Il meurt en 1680 à Rome.
Écrire sur un artiste suppose une grande connaissance de sa vie comme de son Œuvre, voire une certaine connexion avec lui… Après tout ce temps passé « auprès » du Bernin, à travers la traduction de ce texte, qu’est-ce qui selon toi particularise le génie de cet artiste ?
~ La traduction de cet ouvrage a été un projet de longue haleine, s’étalant sur plus de deux ans. Ce laps de temps fut essentiel pour me replonger dans l’univers du Bernin, en croisant mes cours universitaires (que j’ai conservés) avec des publications récentes. Le fait de l’avoir étudié et d’avoir vécu à Rome s’est révélé être une aide précieuse. Néanmoins, la traduction impose une perspective unique. Elle exige une attention à des facettes de l’œuvre souvent ignorées lors d’une simple étude. C’est d’autant plus vrai pour ce livre, qui analyse la trajectoire du Bernin à la lumière du contexte historique de son époque.
Ce travail a renforcé ma conviction : le génie du Bernin réside dans son incroyable capacité à saisir l’esprit de son temps. À l’instar de Raphaël, il maîtrisait l’art de répondre aux attentes de ses mécènes, voire de les devancer. Cette maîtrise s’exprime dans son travail de sculpteur et d’architecte, et dans une certaine mesure, de peintre. S’ajoute à cela la théâtralité que l’on retrouve dans ses œuvres, mais aussi dans sa vie privée.
~ Le Bernin affectionnait le Bel Composto. Cela s’exprime notamment dans l’église Sant’Andrea al Quirinale qui occupait semble-t-il une place particulière pour le Bernin. Le Bel Composto est un mélange où l’architecture, la sculpture, la peinture forment un tout cohérent et concourent à la perfection. Alors qu’à la Renaissance on assiste à des débats sur la suprématie des arts, le Baroque semble au contraire brouiller les distinctions entre les différents arts. Qu’est-ce qui différencie le Baroque de la Renaissance ?
~ Le Baroque a longtemps été réduit à son aspect « fouillis », voire décadent, tandis que la Renaissance, avec son harmonie et sa pureté, était portée aux nues. Or, juger le premier comme une simple dégradation de la seconde est un constat simpliste. Pour saisir l’intensité du Baroque, il faut le replacer dans son contexte : c’est un art né des bouleversements de la Réforme et de la Contre-Réforme.
Et bien qu’on ait tendance à les opposer, ces deux mouvements ont de nombreux points communs. Rome en est le plus bel exemple. Entrez dans la Basilique Saint-Pierre. Là, dans une chapelle, la beauté sereine de La Pietà de Michel-Ange vous saisit : c’est la Renaissance. Avancez jusqu’au chœur, et une vague de bronze et d’or vous submerge : c’est le Baldaquin du Bernin, symbole du Baroque.
Pour approfondir les différences, je recommande la lecture de Renaissance et baroque d’Heinrich Wölfflin.
~ Personnellement, j’affectionne les fontaines du Bernin – je pense notamment à La Barcaccia, Piazza di Spagna, ou encore à la fontaine du Triton, Piazza Barberini – car elles se mêlent à la vie romaine et j’aime quand l’art et l’art de vivre s’entrelacent. Coralie, pourrais-tu nous confier quelle est ton œuvre préférée du Bernin et pourquoi ?
~ Quelle question difficile ! Comme toi, je suis fascinée par les fontaines du Bernin, qui se fondent dans le décor romain tout en en exaltant la splendeur. Si je devais pourtant choisir une seule œuvre, ce serait Apollon et Daphné.
Plusieurs raisons à cela. D’abord, son écrin : la Galerie Borghèse, que je considère comme l’un des plus beaux musées du monde. La confrontation avec les chefs-d’œuvre du Bernin et du Caravage – pour ne citer qu’eux – y est une expérience qui me laisse sans voix. Ensuite, le sujet, inspiré des Métamorphoses d’Ovide, terreau fertile pour tant d’artistes à travers les siècles. Enfin, et surtout, l’œuvre elle-même. C’est, à mes yeux, la plus aboutie de la série qu’il réalisa pour le cardinal Scipione Borghèse. Toute la virtuosité, la sensualité et le sens de la théâtralité du Bernin y éclatent. Difficile de « rester de marbre » devant une telle intensité dans le mouvement !
~ L’empreinte du Bernin est omniprésente dans la cité éternelle. De la place Saint-Pierre aux chefs d’œuvre de la Galerie Borghese en passant par les fontaines, sans oublier les églises, elle façonne la Rome Baroque. C’est en partie grâce à cet artiste et à ses œuvres que nous sommes aujourd’hui sous le charme de la capitale italienne. Aurais-tu des souvenirs romains liés au Bernin à partager avec nous ?
~ Mes années romaines ont été intimement guidées par les œuvres du Bernin. Gian Lorenzo a façonné la ville et a, en quelque sorte, façonné ma propre vie, à commencer par la rencontre avec celui qui deviendrait mon mari. J’ai un lien tout particulier avec la fontaine des Tortues, située sur la délicieuse piazza Mattei au cœur du Ghetto. C’est en effet au Bernin que l’on attribue l’ajout de ces délicates tortues, que j’ai admirées un nombre incalculable de fois. Mon mari vivait juste à côté lorsque je l’ai connu, et nous avions nos habitudes dans ce bar d’artistes qui, malheureusement, n’existe plus. Je me souviens de la quiétude de la place à la nuit tombée, propice aux légendes et à l’éternelle interrogation : « Ces tortues sont-elles, oui ou non, l’œuvre du Bernin ? ».
En évoquant ces débuts, je pense aussi au pont Saint-Ange, dont la rénovation fut confiée à l’artiste. Lors de notre premier rendez-vous, après un copieux déjeuner chez Pierluigi, adresse incontournable, notre passeggiata nous avait conduits jusqu’au château. Alors que nous traversions le pont, mon futur mari a voulu me prendre en photo, mais j’ai refusé. Est-ce que je regrette ? Non, car ce souvenir est gravé dans ma mémoire. Toutefois, chaque fois que nous retournons à Rome, il s’amuse à prendre une photo de moi sur ce même pont !
Enfin, je ne peux évoquer Le Bernin et mes années romaines sans parler de la place Saint-Pierre et de sa majestueuse colonnade. Pendant trois ans, j’ai traversé cette place matin et soir, sous la pluie comme sous le soleil ardent. Je l’ai traversée pour admirer la crèche de Noël, pour me rendre à la clinique, enceinte, puis pour y promener ma fille tout juste née. C’est sous le regard de cette place, dont les bras enlacent le monde, que ma fille a fait ses premiers pas.
Je crois que c’est là le plus beau cadeau que Le Bernin ait fait à Rome : offrir à chaque Romain et à chaque visiteur des parenthèses suspendues, où la vie quotidienne et la beauté artistique fusionnent.
~ Coralie, j’aimerais revenir sur l’univers de la traduction. Personnellement, la profession de traducteur me fait penser, à certains égards, à celle de restaurateur. De même qu’en peinture on connaît l’artiste et « jamais » le restaurateur, dans le monde de l’édition on connaît l’auteur et peu souvent le traducteur. Pourtant, le métier de traducteur remonte à des temps immémoriaux. Dès l’Antiquité, on traduit la bible de l’hébreu vers le grec puis vers le latin. Je pense ici notamment à Saint-Jérôme, saint patron des traducteurs, auteur d’une traduction latine de la bible connue sous le nom de Vulgate. En outre, le travail du restaurateur comme du traducteur est fondamental. Non seulement ces professions assurent la lecture de l’œuvre mais elles permettent également leur sauvegarde comme leur transmission ; quel regard portes-tu sur l’aspect « travailleur de l’ombre » associé à la profession de traducteur/traductrice ?
~ Je suis devenue traductrice pour promouvoir les échanges entre les cultures et révéler la richesse italienne aux lecteurs francophones. Cette sensation de rapprocher deux mondes m’anime profondément. J’adore ce rôle de passeuse, tapie dans l’ombre, qui joue avec les mots.
S’il existe plusieurs approches de la traduction, le traducteur, dans sa solitude, doit au final toujours faire un choix. C’est pourquoi l’on dit souvent qu’il est aussi un auteur, car il laisse inévitablement son empreinte dans un texte. Mais encore une fois, être dans l’ombre ne me dérange pas surtout quand j’ai la possibilité de travailler sur des sujets inspirants.
~ Juridiquement, le traducteur est en effet un auteur et en cela, un artiste. On parle d’ailleurs d’art de la traduction. Tu viens de le souligner, traduire est une activité qui implique des choix ce qui suppose une interprétation et induit finalement « une signature ». Qu’as-tu cherché à mettre en avant et à transmettre, dans cet ouvrage, à travers tes choix ?
~ Récemment, une personne m’a complimentée sur ma facilité à transmettre mes connaissances. Cela m’a touchée, car c’était la reconnaissance de la mission que je me suis fixée : rendre la culture accessible par le choix des mots justes.
Cette quête d’accessibilité est au cœur de mes traductions. Un texte doit être lu, et pour cela, il doit être limpide. Chaque pays ayant ses propres références, notre rôle de traducteur est de fournir les clés de lecture et de créer des ponts.
À ce propos, je partage une anecdote. Au début de ma carrière, je travaillais dans une agence de coopération internationale à Rome où je devais souvent traduire les e-mails de mon chef, aussi pompeux que sexistes. Systématiquement, je lui expliquais l’impossibilité de traduire ses propos tels quels, ce qui entraînait de longues négociations pour trouver un terrain d’entente. Cette première expérience a forgé mon approche : je défends mes choix, j’argumente et, si nécessaire, j’ajoute des notes pour éclairer le contexte, toujours dans le respect du message de l’auteur ou de l’autrice. Et c’est ce que j’ai fait ici.
La traduction est un art de la communication. Dans ce grand cirque des langues, le traducteur est un funambule qui avance, parfois à tâtons, pour trouver le juste équilibre. Parfois le chemin est droit et stable, parfois il est périlleux. Pour cet ouvrage, j’ai eu le privilège d’avancer en confiance, soutenue et écoutée.
~ Pour conclure cette interview, j’avais envie de créer un parallèle, de tisser un fil d’Ariane entre Rome, cette ville chère à ton cœur, la Rome du Bernin qui a travaillé pour de nombreux papes et l’actualité puisqu’au moment où j’écris ce texte le conclave, réuni sous les fresques de Michel-Ange, vient d’élire le nouveau pape, Leone XIV. Qu’est-ce que ce lien évoque chez toi ?
~ Il existe une expression romaine qui dit : « Morto un papa, se ne fa un altro ». Un pape chasse l’autre. Cette formule, en apparence désinvolte, cache en réalité une vérité profonde sur Rome : les hommes passent, mais ce qu’ils bâtissent demeure. Si le pouvoir des papes est éphémère, les chefs-d’œuvre qu’ils ont commandités sont, eux, éternels.
C’est ce paradoxe qui fait la splendeur de la ville. La Rome que nous aimons et que j’admire est née de cette relation fusionnelle entre le pouvoir papal et le génie artistique. Quand je vois à la télévision la place Saint-Pierre bondée, attendant l’apparition du nouveau pape élu sous les fresques de Michel-Ange, je continue de m’émerveiller. Et penser que j’ai moi-même vécu un moment semblable, au cœur de la colonnade du Bernin, reste un souvenir merveilleux. C’est pourquoi traduire ce livre fut bien plus qu’un travail, et savoir qu’il est désormais disponible à Rome, c’est un peu comme avoir laissé une petite partie de moi dans cette ville qui m’a tant donné et qui continue de m’enrichir.
~ Merci infiniment ma chère Coralie pour ton temps, pour ta vision du métier de traductrice, pour le regard que tu poses sur l’art mais également pour le travail et la passion que tu mets dans tes projets.
~Grazie a te Carole. Je suis ravie d’avoir participé à une de tes parenthèses et d’avoir échangé avec toi sur Le Bernin, le métier de traducteur et Roma.
Bravo à toutes les deux pour cette très belle interview !
C’est un réel plaisir de découvrir un peu mieux le métier de traductrice et de constater encore une fois, comment la passion, les coups de coeur peuvent investir la vie professionnelle et un parcours de vie tout court… J’adore !!! Merci Coralie de partager ta passion à travers tes mots, ton « rôle de passeuse ». Et merci à Carole pour ta sensibilité et la finesse de ton esprit.
Encore bravo et MERCI pour ce partage !!!