« Ricordo come a dì otto di aprile 1542 il Magnifico Messer Giovanni Cornaro gentiluomo veneziano mi alloga per ordine di Messer Michele da San Michele veronese architetto di San Marco, un palco o soffittato di legniame a dipigniere a olio con nove quadri grandi : in uno di mezzo la Carità, che con li suoi putti atorno che coronano, in quattro quadri la Fede la Speranza e la Giustizia e la Pazienza, che tutte sono accompagniate da figure diverse, secondo un disegnio fattoli per ciò, e di più 4 quadri drentovi quatro putti ne’ canti; la quale opera promessi darla finita perfino a di primo d’agosto prossimo e lui debbe darmi tutti e quadri di suo et 4 oncie di azzurro oltramarino e per prezzo e pagamento di detto lavoro darmi perfino alla somma di scudi cento venti di grossi 7 per iscudo, come per noi fu dichiarato insieme, ci[o]è scudi 120. »
Ricordanze, Ricordo 121, Giorgio Vasari, Memofonte.
Le Ricordanze est un recueil de souvenirs compilé par Giorgio Vasari entre le 11 octobre 1527 et le 7 janvier 1572. L’artiste y consigne ses œuvres, quelques éléments iconographiques & la somme perçue pour son travail. Ainsi, on apprend que le 8 avril 1542, Giovanni Cornaro lui commande un plafond à caissons pour son palais, que le matériel devra être fourni & l’œuvre terminée le 1er août 1542.
Neuf panneaux peints à l’huile mettant en scène cinq allégories des vertus. Au centre, La Carità (La Charité) entourée de La Fede (La Foi), de La Speranza (L’Espoir), de La Giustizia (La Justice), de La Pazienza (La Patience) & de quatre Putti (Chérubins).
Le 1er décembre 1541, Giorgio Vasari arrive à Venise ; il y restera jusqu’à l’automne 1542. Il est appelé par son ami et compatriote Pietro Aretino qui souhaite que l’artiste réalise les décors de sa dernière comédie, La Talanta, commandée par la Compagnia della Calza. Après la destruction de l’apparato à la fin du carnaval, soit en avril 1542, Giovanni Cornaro demande à Vasari de concevoir pour son palais un plafond composé de neuf grands tableaux.
C’est lors de ce voyage que Giorgio Vasari rencontre Titien. Deux écoles : d’un côté, le toscan, défenseur du Disegno & de l’autre, le vénitien, défenseur du coloris.
Il ne s’agit pas d’un débat uniquement esthétique mais davantage d’un conflit « théorique ». Pour les toscans, peindre sans dessin préalable représente la mise en danger du statut du peintre nouvellement acquis.
À l’aube de la Renaissance, les peintres, les sculpteurs, les architectes étaient encore considérés comme des artisans dont les réalisations relevaient d’un travail manuel. Depuis l’Antiquité et durant le Moyen-Âge, les activités humaines avaient été scindées en deux catégories : les arts mécaniques et les arts libéraux. Devant les arts mécaniques, serviles, exercés par les artisans, se dressaient les sept arts libéraux, libres, pratiqués par les professions de l’esprit.
Ainsi au début du Cinquecento, peinture, sculpture et architecture font partie des arts mécaniques. Afin d’élever leurs arts au rang des arts libéraux, les artisans de ces trois disciplines vont tenter de montrer qu’une activité intellectuelle précède, supplante leur exercice manuel et ce notamment grâce au Disegno ; car le Disegno c’est à la fois le dessin et le dessein, le tracé du contour et l’intention.
Sur ce sujet passionnant, je ne saurais que trop vous conseiller le cycle de conférences du Musée du Louvre « Initiation à l’histoire des arts » mené par la professeure d’esthétique et de philosophie de l’art Jacqueline Lichtenstein ou encore le roman de Gilles Hertzog, Le séjour des Dieux paru aux éditions Grasset en 2004. Je ne résiste pas à l’envie de partager un court passage retraçant l’arrivée de Vasari à Venise après tout, nous avons le temps :
« […] Venise ! C’était il y a 35 ans. Je ralliai la Sérénissime le 1er décembre 1541. Remontant le Canal de la Grâce à bord d’une gabare qui cabotait de Chioggia au Rialto, je regardais, ébloui, s’avancer le Palais des Doges et les dômes de Saint-Marc blanc et or. »
Quittons le Canal de la Grâce & rejoignons le Grand Canal où se dresse le Palazzo Cornaro & jadis les peintures de Vasari. À la fin du XVIIIe siècle, le plafond est démantelé et les toiles dispersées dans différentes collections italiennes comme étrangères. Depuis une quarantaine d’années, l’état italien s’employait à retrouver ces œuvres, à les acquérir et à les restituer à la Sérénissime. Presque 500 ans après sa réalisation, c’est chose faite ! Le chef d’œuvre vénitien de Giorgio Vasari a été (presque) intégralement reconstitué, restauré et présenté au public le 24 août dernier. Une salle leur est totalement dédiée. Une reconstitution de leur écrin d’origine pour une immersion sublime dans la Camera nova du Palazzo Cornaro. Une seule envie, boucler mes valises direction La Sérénissime !
Huit peintures font dorénavant partie de la collection permanente de La Galleria dell’Accademia de Venise. En effet, un des quatre Putti n’a pas été retrouvé. Quant aux tableaux des allégories de la Foi et de l’Espoir ils ont vu, au cours de l’histoire, leurs dimensions réduites. Si le fragment manquant de l’Allégorie de l’Espoir a été retrouvé, identifié et relié à sa peinture d’origine – il s’agissait de la toile Il suicidio di Giuda qui depuis les années 80 faisait partie de la collection du Museo Casa Vasari à Arezzo – le fragment manquant de L’allégorie de la Foi semble à jamais perdu.
En 1987 : acquisition des allégories de la Justice et de la Patience et de deux putti.
En 2002 : acquisition d’un troisième putto et de l’allégorie de la Charité.
En 2013 : acquisition de l’allégorie de la Foi.
En 2017 : acquisition de l’allégorie de l’Espoir.
Il faut bien avoir à l’esprit, que les décors de La Talanta ayant été détruits, les peintures du plafond du Palazzo Cornaro représentaient les seules œuvres vénitiennes de Giorgio Vasari. La réappropriation de ces peintures & la reconstitution de ce plafond occupe donc une place exceptionnelle dans la production vasarienne comme dans le monde de l’art. C’est également le témoignage de l’influence du Maniérisme sur les grands artistes vénitiens tels que Le Tintoret, Titien, Véronèse, de la rencontre entre le Disegno & le Diletto. À ce sujet, j’aimerais rapporter un extrait du sublime essai de Daniel Arasse, L’Homme en jeu. Les génies de la Renaissance paru aux Éditions Hazan en 2008 :
« Pour répondre à Florence, Venise a valorisé le plaisir trouvé à la peinture. Son attitude ne contredit en rien l’ensemble du siècle ; elle correspond au contraire très bien à la jouissance raffinée de l’esthétique maniériste. Mais le refus de l’intellectualisme propose aussi une articulation spécifique de ce sentiment de connaisseur et d’hédoniste élégant. Moins conceptuel que celui de l’approche florentine, c’est peut-être finalement ce goût du plaisir pris au tableau qui assure le caractère vénitien de la peinture vénitienne. »
Le 450e anniversaire de la mort de l’artiste est ainsi l’occasion de la renaissance d’un chef d’œuvre, voire même d’une forme de reconnaissance. Car à sa mort, Giorgio Vasari, qui selon moi a œuvré pour assurer la transmission de son époque, la survie de cet âge d’or sur le point de disparaître, se perd dans les méandres du temps… L’artiste sera notamment dépourvu de sépulture. Il sera également oublié & son œuvre critiquée. Il faudra attendre le XIXe siècle pour que la personnalité vasarienne, tel le phénix qui renaît de ses cendres, ressuscite enfin & retrouve petit à petit sa place & son aura. Toutefois, c’est essentiellement en tant qu’écrivain des Vies & en tant que « Père de l’histoire de l’art » que Vasari est connu… Aussi permettez-moi de considérer ces huit peintures désormais accrochées au plafond d’une des salles de la Galleria dell’Accademia tels des astres vasariens « éternellement » fixés au firmament de Venise.
Carole
Photos : Galleria dell’Accademia Venezia.
Image mise en avant : Allegoria della Pazienza (Allégorie de La Patience).
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Formidables ces explications ! Merci Carole
Oh merci Alice d’avoir pris le temps de me lire & de m’écrire ! C’est une histoire passionnante & j’espère pouvoir m’échapper quelques jours dans la lagune pour découvrir ce chef-d’œuvre !