Fragments de thèse – Le système de correspondances


FRAGMENTS DE THESE, PARENTHESES CULTURELLES / lundi, mai 24th, 2021

Dans l’article précédent dédié à la série « Fragments de thèse », j’ai proposé une brève présentation du Palazzo Vecchio de Florence. Un des éléments les plus fascinants de ce lieu emblématique est à mon sens ce judicieux système de correspondances qui lie certains quartiers entre eux. Ces analogies sont relayées par Giorgio Vasari dans son ouvrage littéraire I Ragionamenti. L’artiste, en étroite collaboration avec son duc et mécène, Cosme Ier de Médicis, va en effet concevoir au sein du Palais Ducal un microcosme stratifié, organisé autour de systèmes de correspondances entre les différents étages et les différents quartiers ayant pour but la glorification de la famille médicéenne.

Rappelons ici la structure du texte de Vasari afin de bien comprendre les enjeux d’un tel ordonnancement. I Ragionamenti se divisent en quatorze entretiens répartis sur trois journées. La première journée traite du Quartier des Éléments. Elle compte sept entretiens dédiés à la création du monde et à la lignée des dieux de la mythologie romaine : 1er entretien, Salle des Éléments, 2e entretien, Terrasse de Saturne, 3e entretien, Salle d’Ops, 4e entretien, Salle de Cérès, 5e entretien, Salle de Jupiter, 6e entretien, Terrasse de Junon et 7e entretien, Salle d’Hercule. La deuxième journée se déroule dans le Quartier de Léon X. Six entretiens consacrés à la famille médicéenne la compose : 1er entretien, Salle de Cosme l’ancien, 2e entretien, Salle de Laurent le Magnifique, 3e entretien, Salle de Jean (Léon X), 4e entretien, Salle de Clément VII, 5e entretien, Salle de Jean des Bandes Noires et 6e entretien, Salle de Cosme Ier. La troisième et dernière journée propose un seul et unique entretien dédié à la Salle des Cinq-cents. Cet ultime dialogue représente l’apogée de la démonstration vasarienne dont l’objectif est la glorification de Cosme Ier de Médicis amorcée lors des deux premières journées, dans les deux premiers quartiers qui fonctionnent en totale interdépendance.

Avant de poursuivre, j’aimerais faire un aparté concernant l’appréhension des étages. La majorité des documents dédiés au monument florentin considère que le Quartier des Éléments se situe au second étage et que le Quartier de Léon X ainsi que le Salon des Cinq-cents se situent au premier étage. Pourtant, la présence de trois marches qui séparent la salle monumentale des quartiers privés nous invitent à situer et à appréhender ces deux espaces aux fonctions différentes, l’une publique, l’autre privée, à des niveaux différents. D’ailleurs, et afin de justifier mon hypothèse, il semblerait que Vasari lui-même envisageait que le Quartier de Léon X et le Salon ne faisaient pas partie du même étage puisqu’on peut lire dans un de ses ouvrages littéraires, Le Ricordanze : « Ricordo come si diede principio questo anno di giugnio a di 2 alle camere di sotto al piano della Sala Grande e la prima fu quella che ha nome da Cosimo vechio de’ Medici dove sono 5 storie della vita sua, 4 a fresco et une grande a olio nel muro ; con otto angoli pieni delle virtù sue et 4 tondi dov’era il ritratto de’ suoi figlioli che si sgalano (?) della provisione scudi 300 ». De même, dans son chef-d’œuvre littéraire Le Vite, et plus précisément dans La Vita di Michelozzo Michelozzi, Vasari parle d’un « terzo piano poi, dove abitavano i Signori e il Gonfaloniere. » Enfin, dans son autobiographie, il énonce : « Mentre di sopra si dipignevano queste stanze, si murarono l’altre che sono in sul piano della Sala maggiore e rispondono a queste per dirittura a piombo, con gran comodi di scale publiche e secrete, che vanno dalle più alte alle più basse abitazioni del Palazzo. » Ces citations portent à croire que l’artiste comptabilisait trois étages, contrairement aux deux niveaux largement retenus aujourd’hui. Ainsi, dans un souci de fidélité mais également de distinction des différentes ambiances et d’intelligibilité du raisonnement, nous partirons du postulat suivant : le Quartier des Éléments se situe au troisième étage, le Quartier de Léon X, au second étage et la Salle des Cinq-cents, au premier étage. Ce découpage nous permettra par ailleurs de coller à la division ternaire des Ragionamenti et d’établir une spécularité absolue entre les trois étages du palais et les trois parties des Entretiens.

Le rapport aux étages éclairci, reprenons à présent le fil de notre propos. Comme le révèle l’artiste à l’aube de la deuxième journée, la topographie du lieu introduit une parfaite symétrie entre les salles du Quartier des Éléments et les salles du Quartier de Léon X :

G – Depuis que Votre Excellence est revenue et qu’elle désire qu’aujourd’hui nous passions notre temps à regarder dans les salles et les chambres de l’étage du dessous les scènes peintes qui représentent les dieux terrestres de l’illustrissime maison des Médicis, il me semble (si cela agrée à Votre Excellence) qu’avant d’aller plus loin dans notre entretien, je dois vous donner quelques explications. En effet nous avons peint au-dessus, dans ces espaces élevés, les histoires concernant l’origine des dieux célestes et, en particulier, les traits de caractère qui, là-haut, correspondent à leur nature. Car ces dieux doivent nous amener au même résultat dans les pièces du dessous : rien n’est peint au-dessus qui n’ait son correspondant au-dessous.

Cette symétrie topographique induit une correspondance dynastique au sein de laquelle chaque membre de la famille médicéenne est le pendant d’une divinité romaine. À noter que l’analogie proposée ne suit pas le déroulement séquentiel des entretiens au sein desquels Vasari évoque les familles des dieux puis des Médicis selon un ordre chronologique. L’artiste est contraint par la généalogie des dieux romains – qui a précédé la généalogie médicéenne – dont les tempéraments comme les faits dictent les assimilations. De fait, la première Salle du Quartier de Léon X, la Salle de Cosme l’Ancien, ne correspond pas topographiquement à la première Salle du Quartier des Éléments, la Salle des Éléments, mais à la Salle de Cérès :

G – […] Nous avons fait en sorte que, au-dessus, chaque pièce corresponde aux pièces du bas selon un plan semblable de même surface et avec une parfaite correspondance verticale, comme Votre Excellence peut le constater maintenant dans la pièce où nous nous trouvons et dans laquelle sont peintes toutes les scènes qui se rapportent au magnifique Cosimo de’ Medici l’Ancien. Juste au-dessus on a peint les scènes de Cérès, la mère. Cérès a été celle qui, d’une façon ingénieuse, a pourvu les hommes des richesses et des qualités des fruits de la terre. […] Ainsi Cosimo il Magnifico, ou plutôt ce très saint vieillard, tel une nouvelle Cérès, n’a jamais manqué de procurer à sa ville grandeur et richesses de toutes sortes et avec beaucoup d’habileté d’obtenir de Pluton, Dieu des richesses terrestres, les trésors qui pourraient être utiles, en cas de nécessité, à sa patrie et acquérir ainsi le surnom de père […].

Ce n’est donc pas l’ordre d’apparition des salles et des personnages qui conditionne le système de correspondances mais la nature des personnages. Ainsi, à la fin de l’entretien consacré à Laurent le Magnifique l’artiste énonce :

G – Votre Excellence a tout a fait raison. Mais pour conclure notre entretien, je dirai seulement, au sujet de cette pièce, mais cela concerne aussi les autres, que chaque fois que Votre Excellence vient dans l’une de ces pièces, je ne commente pas forcément les scènes qui figurent dans celles du dessus qui leur correspondent, comme je le fis au début pour celles de Cosimo l’Ancien avec la déesse Cérès qui avait les traits de Cosimo, lequel pourvoyait à l’approvisionnement de ses domaines et y introduisit le gouvernement. Ici, ce qui au-dessus correspond à la pièce où nous nous trouvons, ce sont les histoires de la déesse Ops, adorée de tous et reconnue comme mère universelle par toutes sortes de personnes, importantes ou modestes, avec offrandes et hommages. De même pour ce qui concerne Lorenzo : dans cette pièce nous avons vu qu’il était présenté, révéré et considéré comme le père du discernement et de toutes les vertus par des personnes de toutes les conditions. Il faut, en effet, que Votre Excellence ait toujours présent à l’esprit que tout ce que j’ai représenté au-dessus correspond à tout ce que j’ai représenté au-dessous, car il a toujours été dans mes intentions que mon dessein apparaisse partout […].

Au fil des pages, les analogies sont ainsi dévoilées et permettent au lecteur d’établir le schéma analogique suivant :

Grâce à cette symétrie orientée, les Médicis sont présentés comme les descendants des divinités romaines et ce jusqu’à atteindre une sorte de “confusion” qui s’établit dès leurs origines généalogiques :

G – […] Mais comme j’ai l’intention, ainsi que je vous l’ai dit d’autres fois, de traiter des grands principes, on peut dire que les principaux personnages de votre illustrissime maison, au cours du temps, sont nés d’Ops et qu’ils sont morts dévorés par Saturne. Aussi pour préserver de son mieux la descendance de cette illustrissime maison, Ops, dans la lignée de Cosimo l’Ancien, a renouvelé les mâles jusqu’à aujourd’hui. Même si la première branche a failli, ils ont repris vigueur avec la seconde. Revêtue de ses couleurs les plus vives et les plus claires, enceinte des œuvres de Saturne, elle accouche de Jupiter, qui lui ressemble. Cela tombe à propos pour notre Seigneur le Duc […].

Nous ferons ici une brève digression. Dans un contexte renaissant, il serait regrettable de ne pas percevoir et souligner les composantes à la fois hermétique et astrologique qui émanent de ce système de correspondances. La spécularité de la structure qui lie les personnages médicéens aux dieux romains renvoie immanquablement à la théorie du macrocosme et du microcosme ainsi qu’au célèbre adage hermétique extrait de la Table d’Émeraude d’Hermès Trismégiste : « Ce qui est en bas, est comme ce qui est en haut : & ce qui est en haut, est comme ce qui est en bas ». D’autre part, l’analogie structurelle du Palazzo Vecchio, dont le pivot est la nature des personnages, évoque la science d’Uranie qui repose sur une influence de la voûte céleste sur le monde sublunaire.

Refermons cette parenthèse et revenons-en à ce réseau de symétries topographiques qui créé et matérialise une relation entre le ciel et la terre et aboutit à l’attribution du statut de dieux terrestres à la dynastie médicéenne :

G – […] Dans ce cheminement à travers ces nobles travaux, nous nous rapprochons du monde céleste, en méditant sur ce qui nous vient de Dieu tout puissant et sur les germes des hautes vertus que Sa Majesté a infusés dans les créatures d’ici-bas. Lorsque, par un don du ciel, ces créatures réalisent sur terre de grandes œuvres parmi les mortels, elles sont appelées dieux terrestres tout comme là-haut, dans le ciel, celles-là ont eu le nom et le titre de dieux célestes […].

Ce système métaphorique, au sein duquel la mythologie romaine sert de parangon à la mythologie médicéenne, concourt à l’apologie de la famille florentine et a pour ultime objectif l’incontournable identification de Cosme Ier à la figure jupitérienne qui fait du duc de Florence le premier et le chef des dieux médicéens. Cette comparaison est clairement exposée dans l’échange suivant consacré à la description de la Terrasse de Junon :

P – Qui est ce personnage et comment se nomme-t-il ?

G – Elle s’appelle Junon. C’est une belle statue. Elle a inspiré cette petite terrasse et l’on ne pouvait se priver d’un pareil sujet. D’abord parce que, m’étant intéressé à Jupiter sous les traits de notre Seigneur le duc, il faut maintenant que je m’intéresse à sa femme, c’est-à-dire la très illustre Dame duchesse, […].

Le rapprochement du fondateur de la dynastie des dieux terrestres avec le chef des dieux célestes symbolise l’apogée du système de correspondances et participe au triomphe de l’entité ducale qui éclate dans la Salle des Cinq-cents. Entouré des grandes batailles républicaines et médicéennes, dont la mise en parallèle manifeste une fois de plus l’hégémonie des Médicis, le duc de Florence y est représenté dans une magistrale apothéose qui fonctionne comme la clef de voûte de l’édifice et du système de correspondances :

P – Il ne nous reste plus que le tondo central. Je me souviens que, lorsqu’au début de la visite commentée de cette salle je vous demandai de quoi il s’agissait, vous m’avez répondu que ce devait être le dernier et qu’il était la clef et la conclusion des tableaux que vous avez peints dans cette salle.

[Prochaine parenthèse culturelle : le tondo centrale]

A très vite,

Carole

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