Fragments de thèse – Le « tondo centrale »


FRAGMENTS DE THESE, PARENTHESES CULTURELLES / dimanche, juin 27th, 2021

Dans le dernier article dédié à la série « Fragments de thèse », nous avons vu que les murs du Palazzo Vecchio dissimulaient un judicieux système de correspondances ayant pour objectif la glorification de la famille médicéenne & en particulier de Cosme Ier de Médicis qui atteint son apogée dans une magnifique apothéose immortalisée au centre du plafond de la Salle des Cinq-cents.

De même que Louis XIV, quelques décennies plus tard, intimera à Charles Le Brun d’illustrer sa personne sur le plafond de la galerie des glaces au détriment des projets initiaux qui prévoyaient de dédier l’iconographie de la voûte à Apollon ou Hercule, Cosme Ier enjoint à Giorgio Vasari, qui avait initialement prévu de glorifier la ville de Florence, de fixer sa propre image au centre du somptueux plafond à caissons de la Salle des Cinq-cents.
C’est donc à l’intervention ducale que nous devons cette imposante apothéose qui rayonne sur la Grande Salle comme sur le Palazzo Vecchio et dans laquelle le duc de Florence est représenté « triomphant et glorieux, entouré de ses si nombreuses et si célèbres victoires, et couronné par Florence d’une couronne de feuilles de chêne ».
Dans la Rome antique, l’apothéose était un rite funéraire honorifique qui élevait le défunt au rang des dieux. Elle se marquait par le lâcher d’un aigle depuis le bûcher funèbre qui accompagnait l’âme du défunt vers le séjour céleste. Ce dernier recevait alors le qualificatif de divinus ; Jules César fut le premier à recevoir l’apothéose sur décision du Sénat romain. De même, en histoire de l’art, l’apothéose désigne un thème iconographique, utilisé en sculpture comme en peinture, visant à représenter la réception d’un personnage parmi les dieux, plus précisément la métamorphose de l’homme en Dieu. La Salle des Cinq-cents symbolise donc le lieu de la quintessence de la célébration comme de la déification de Cosme Ier. Nouvelle divinité, caractérisée par la fusion de l’humanité et de la divinité, le duc de Florence ne s’inscrit plus dans le temps légendaire de la mythologie mais dans le présent du Cinquecento ; la notion de présent ne doit pas se comprendre comme un présent fugace mais comme un présent durable, voire éternel. En conférant à son mécène, simple mortel, une aura divine, Vasari, à l’aide du pinceau et de la plume, crée un dieu incarné dans le monde des humains ; il montre ainsi la supériorité ducale sur les dieux mythologiques “relégués” au rang de dieux plus éloignés, moins tangibles. En outre, parce que Giorgio Vasari accorde le statut de dieu à son duc et ami, il lui offre l’éternité. Le lecteur doit en effet saisir cette double temporalité faite de présent et d’éternité, ce double mouvement de descente et d’élévation corroboré par le cheminement des personnages qui descendent du troisième au premier étage, symboliquement du Ciel à la Terre, puis lèvent les yeux dans le but d’admirer l’entité ducale ancrée au centre du plafond de la magistrale Salle des Cinq-cents qui, dans sa hauteur, enserre les autres ambiances de l’édifice et fait que Cosme Ier se situe à la fois au cœur du palais et au-delà du Panthéon romain.

[…] 

Malgré son importance, la description de l’apothéose est traitée à la hâte dans Ies Ragionamenti vasariens. Tandis que Giorgio Vasari s’est attardé longuement sur d’autres peintures, l’examen de la représentation picturale la plus emblématique du Palais Ducal se développe sur quelques lignes, se résume en quelques mots. La course du temps a-t-elle eu raison de l’artiste ? Ou bien les mots étaient-ils inaptes à traduire la beauté de l’apothéose, à transcrire l’image de la divinité ? Ou bien encore faut-il y voir le signe que la glorification ducale ne représente pas l’ultime niveau de lecture ? Nous tenterons d’aller un peu plus loin dans l’analyse de cette peinture réalisée, comme l’indique l’inscription apposée sur le cadre, en 1563.

Nous avons déjà entrepris de commenter ça et là l’apothéose ducale. Nous avons vu qu’elle fonctionnait comme un centre, comme la clef de voûte du programme iconographique et comme la conclusion des Ragionamenti. Nous avons également évoqué le fait qu’elle représentait une sorte de quadrature du cercle tant dans sa forme que dans son symbolisme. Nous partirons de ce postulat et procèderons, à l’instar de Vasari, de l’extérieur vers l’intérieur.
Les blasons des Médicis relient aux quatre coins la forme ronde à la forme carrée ; comme si l’illustre famille florentine représentait le lien entre le Ciel et la Terre. À l’intérieur du cercle, la disposition des 21 putti représentants les 21 arts majeurs et mineurs, corporations ayant gouverné la cité avant le principat médicéen, renforce l’impression de rondeur. En outre, comme le souligne Philippe Morel, « […] les Arti n’apparaissent plus comme des membres constitutifs de la cité et participant à sa gloire, mais comme la base sur laquelle prend appui le prince couronné, tout en la dominant et en lui étant d’une certaine manière transcendant. »
Ainsi, à l’image de la rénovation du palais qui repose sur les fondements de l’ancienne République, l’apothéose s’appuie sur les Arti pour mieux les surpasser. De même, si nous avons déjà vu que le régime républicain était assimilé au chaos tandis que le Principat de Cosme Ier était associé à l’ordre, au mouvement, à l’animation des putti s’opposent la stabilité, la pérennité du duc de Florence. Entre l’agitation des putti et la sérénité de Cosme Ier se délimite un espace où l’on perçoit trois personnages. À la gauche du duc, un putto brandit un sceptre et une couronne ; comme une anticipation au titre grand-ducal qui sera obtenu en 1569. À sa droite, un autre putto montre la croix de l’ordre de Saint-Etienne, fondé par le duc en 1562, et le collier de l’ordre de la Toison d’Or dont il était chevalier. Au centre, le personnage féminin représente Florence qui dans un mouvement suspendu dans l’éternité s’apprête à auréoler Cosme Ier d’une couronne de chêne, symbole de solidité, de force, de puissance et de longévité. Nous interprétons ces trois personnages et ces divers objets comme les représentations des pouvoirs spirituel, temporel et symbolique.
Le cœur de l’apothéose est occupé par le duc de Florence vêtu à l’antique, immobile, puissant, solide, prenant appui sur un nuage, symbole de la confusion des putti, le regard pourtant ailleurs…Un ailleurs qui est selon nous également présent dans cette lumière qui enveloppe Cosme Ier et agit comme une ouverture. Ainsi, l’apothéose ducale fonctionnerait bel et bien comme l’apogée de la célébration, comme l’aboutissement du dessein officiel vasarien mais aussi comme une échappée vers une dimension supérieure, comme un accès au-delà de la forme, comme un prélude à ce fameux Disegno qui nous occupera plus loin. Ce corps lumineux serait peut-être aussi à interpréter comme une image de cette immortalité convoitée, du Salut, de la Mémoire. Enfin, l’éclat de cette lumière aux reflets dorés, accentués par les dorures du plafond, évoque la symbolique de l’or et de la tradition alchimique. Du fait qu’elle relate la déification de l’homme, l’apothéose évoque un procédé alchimique. Il ne s’agit pas de l’alchimie pratique qui vise à la transformation du plomb en or mais de l’alchimie spirituelle qui traite de la transformation de l’homme en Dieu. Ce dernier point ouvre un passage vers l’univers ésotérique que nous allons emprunter et grâce auquel nous allons tenter une nouvelle lecture des Ragionamenti en nous demandant si l’œuvre de Vasari ne dissimule pas une architecture irrévélée, une architecture secrète.

A très vite !

Carole

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