Fragments de thèse – L’image & le mot


FRAGMENTS DE THESE, PARENTHESES CULTURELLES / lundi, novembre 15th, 2021

J’ai souvent exprimé ici mon envie, presque mon besoin, de mettre en lumière certains passages de ma thèse à la faveur de situations actuelles. Lors de notre live dédié à l’écriture, Olivia Mahieu a souligné le fait qu’il était souvent question d’images dans mon écriture & m’a demandé, à juste titre, quelle relation je mettais entre les deux. J’ai tout de suite mentionné le lien évident avec ma thèse pour autant, sur l’instant, les mots m’ont manqué & ma mémoire m’a fait défaut. Alors je me suis replongée dans ces pages si souvent parcourues. Plus précisément, je me suis concentrée sur la partie 1 du chapitre III intitulée I Ragionamenti, une écriture qui donne à voir, le Palazzo Vecchio des peintures qui donnent à penser que je vous propose ici dans une forme allégée c’est-à-dire délester de passages ou citations dont l’absence sera indiquée par la présence de crochets.

« La rédaction des Ragionamenti couvre en grande partie le cycle des travaux de rénovation et de décoration du Palazzo Vecchio, sous la direction de Giorgio Vasari, qui s’étire de 1555 à 1574. Durant cette période, l’artiste va manier presque simultanément le pinceau et la plume créant une indubitable interdépendance entre les peintures et le texte, une brillante spécularité entre les images et les mots. La forme dialoguée du texte vasarien doit par conséquent être également comprise comme un dialogue entre les arts, comme le reflet de ce débat sur la supériorité des arts qui anima le temps de Vasari.

[…]

L’usage de cette écriture spécifique, qui fait intervenir à la fois le mot et l’image, s’explique en partie par le succès que rencontra durant les XVIe et XVIIe siècles la théorie des deux sœurs. Comme le souligne W. Lee Rensselaer, « entre 1550 et 1570, les traités sur l’art et la littérature insistent presque tous sur la parenté étroite qui lie peinture et poésie. » Cette théorie des deux sœurs, qui a pour objectif principal de hisser la peinture au rang d’art libéral en lui octroyant les prérogatives déjà acquises par la poésie, est élaborée à partir de l’altération de certaines formules anciennes. À cette époque, on cite non seulement la formule attribuée à Simonide de Céos par Plutarque, « La peinture est une poésie muette, la poésie une peinture parlante » et la célèbre comparaison d’Horace, Ut pictura poesis, « la poésie est comme la peinture », mais on les réutilise et on les détourne en infléchissant par exemple la formule horacienne en « la peinture est comme la poésie ».

[…]

Ce lien entre la peinture et la poésie se traduit dans l’œuvre vasarienne par le recours à une écriture qui donne à voir et à une peinture qui donne à penser. Comme le souligne Roland Le Mollé dans son ouvrage dédié à l’artiste, Giorgio Vasari, l’homme des Médicis :

Parce qu’il était peintre, il savait voir, et parce qu’il savait voir, il savait donner à voir. Il excelle dans la traduction de l’image peinte en image verbale, et les mots du langage figuratif, à leur tour, passent naturellement dans le langage littéraire. En décrivant, il continue à peindre.

Le sens visuel est intrinsèque à l’ouvrage de Vasari, l’écriture figurative comme allégorique est indissociable du texte des Ragionamenti. Le fait que Giorgio Vasari soit un artiste qui, a un moment donné, dans un souci d’explication de sa production figurative, mais pas seulement, pose momentanément ses pinceaux pour prendre la plume est l’indice que l’écriture des Ragionamenti entretient un inévitable rapport entre l’art littéraire et l’art figuratif et qu’il s’agit immanquablement d’une écriture qui donne à voir. Elle révèle également d’ores et déjà le besoin d’expliquer la peinture par le biais de l’écriture.

À cet égard, le lecteur des Ragionamenti est saisi par l’emploi continuel du verbe voir qui témoigne de la qualité essentiellement visuelle de l’écriture vasarienne.

[…]

De tels exemples montrent combien le sens visuel est au cœur du processus descriptif, combien la vue est au centre de la communication entre l’artiste et le Prince et combien le choix du dialogue joue une fois de plus un rôle dans la démonstration vasarienne. Nous renvoyons sur ce point à la partie précédente dans laquelle nous avons relevé que la vue participait également au processus éducatif, voire initiatique, du dialogue. Elle participe de même de la dimension mimétique : Giorgio Vasari transforme le mot en image ce qui donne la sensation au lecteur de voir les représentations picturales. En recourant à l’hypotypose, l’artiste anime son écriture, il compose une peinture au point que le lecteur voit le tableau se dessiner sous ses yeux.

En outre, la vue entre dans le cadre du rapport entre poésie et peinture et dans la tentative de démontrer la supériorité de la peinture par rapport à la poésie. Cette prévalence de la vue avait déjà été soulignée par Platon, dans Le Timée :

Or, la vue, suivant mon propos, est pour nous la cause que nous tenons sur l’Univers, aucun n’eût été jamais prononcé, si nous n’avions vu ni les astres, ni le soleil, ni le ciel. Mais le jour et la nuit, en se faisant voir, les mois, les révolutions des années, les équinoxes, les solstices ont formé par leur combinaison le nombre, et nous ont donné la notion du temps et le moyen de spéculer sur la nature de l’Univers. De là nous avons tiré un genre de philosophie, qui est le plus grand bien qui soit venu ou qui viendra jamais à la race mortelle par la libéralité des Dieux. Voilà, je l’affirme, des yeux le plus grand bienfait ; les autres, tous inférieurs, à quoi bon les rabâcher ? C’est à qui n’est point philosophe, de gémir sur eux quand on devient aveugle et de verser des larmes vaines !

Plus tard, Léonard de Vinci dans son Traité de la Peinture célèbrera, lui aussi, la vue et la peinture :

Comme nous avons conclu que la poésie s’adresse en principe à l’intelligence des aveugles, et la peinture à celle des sourds, nous accorderons d’autant plus de valeur à la peinture par rapport à la poésie qu’elle est au service d’un sens meilleur et plus noble qu’elle. Cette noblesse est ainsi trois fois aussi grande que celle des autres sens, puisque la perte du sens de l’ouïe, de l’odorat ou du toucher a été choisie plutôt que celle de la vue.

Car, perdre la vue, c’est être privé de la beauté de l’univers et ressembler à un homme enfermé vivant dans une sépulture, où il pourrait vivre et se mouvoir. Ne vois-tu pas que l’œil embrasse la beauté du monde entier ? Il est le maître de l’astronomie, l’auteur de la cosmographie, le conseiller et le correcteur de tous les arts humains ; il transporte les hommes à différentes parties du monde. Il est le prince des mathématiques ; ses disciplines sont tout à fait certaines ; il a déterminé les altitudes et dimensions des étoiles, a découvert les éléments et leurs niveaux ; il a permis l’annonce d’événements futurs grâce au cours des étoiles ; il a engendré l’architecture, la perspective, la divine peinture. O la plus excellente de toutes les créations de Dieu ! Quelles louanges pourraient répondre à ta noblesse ? Quelles nations, quels langages pourraient décrire pleinement ton activité ?

Il sert de fenêtre au corps humain, par où l’âme contemple la beauté du monde et en jouit, acceptant ainsi la prison du corps, qui, sans ce pouvoir, ferait son tourment. L’industrie humaine lui doit la découverte du feu, qui rend à l’œil ce que les ténèbres lui ont d’abord ravi. Il a ajouté à la nature l’ornement de l’agriculture et des jardins plaisants.

En conférant un caractère visuel à son œuvre littéraire, Giorgio Vasari affiche la précellence de la peinture ; car, dans son texte, la vue est à la fois omniprésente, dynamique et indispensable pour la compréhension des fresques et des tableaux. Toutefois, dans I Ragionamenti, le discours ekphrastique est double. Non seulement Giorgio Vasari décrit sa production picturale mais, de surcroît, il livre au lecteur la signification de celle-ci. En conséquence, si l’écriture de Vasari donne à voir, le sujet du texte suggère que la peinture donne à penser. Plus précisément, l’écriture dévoile le potentiel exégétique de la peinture, elle révèle son origine « mentale », intellectuelle. Nous y reviendrons, mais il est parfois difficile de savoir quel art supplante l’autre ; car, nous sommes contrainte de remarquer que seule l’écriture permet de lever le voile sur la signification des représentations picturales, seul le dialogue énonce le message silencieux de la peinture. Par conséquent, si « la peinture est une poésie muette, la poésie une peinture parlante », Giorgio Vasari, grâce à son dialogue ekphrastique, prête une voix à la peinture, confère une image à la poésie ; privilégiant, à notre avis, une complicité plus qu’une rivalité entre les arts qui seront amenés à accomplir un destin plus élevé. »

À très vite !

Carole

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